Lutter contre la concentration des terres en Europe

Discussion régionale Europe de la 4ème discussion thématique du FLT

Webinaire du 23 février

Liste des intervenant.e.s :

  • Eliaz Moreau – Animateur Politiques foncières – ECVC, France : Proposition de Directive européenne d’ECVC
  • Robert Levesque – Président d’AGTER, France : Une loi pour contrôler le marché des parts sociales des unités de production agricole
  • Ana-Maria Gatejel – Eco Ruralis, Roumanie : Les associations pour la gestion des biens communs en Roumanie
  • Conchi Mogo – Sindicato Labrego Galego, Espagne : Les Parcs agricoles pour l’agriculture paysanne en Espagne

Enregistrement intégral ci-dessous en français, anglais, anglais sous-titré portugais et espagnol :

Enregistrement en français
Enregistrement en anglais

Le webinaire est disponible en anglais ci-dessous avec les sous-titres en portugais :

Enregistrement en espagnol

Note d’introduction pour le débat proposée par AGTER, Confédération paysanne, ECVC et CERAI

Parmi les constats importants, il nous semble que nous pouvons souligner et discuter les évolutions suivantes :

  • La marginalisation de l’agriculture paysanne qui touche aussi l’Europe : concentration foncière et avancée de l’agri capitaliste (avec salariat + prestataires)
    Plus que l’origine des capitaux, c’est l’accaparement des terres et, dans tous les cas de la valeur ajoutée agricole (agroalimentaire ?), au service de la maximisation du taux de rendement du capital qui est en cause (et non de la maximisation de la richesse (valeur ajoutée VA) et des emplois générés par Ha). 

Si la discussion impulsée par la CONTAG est focalisée sur l’extranjerisação c’est parce qu’un projet de loi est en discussion au parlement brésilien pour ouvrir l’accès au foncier des étranger du contrôle (jusqu’à 25 % par territoire municipal) (PL 2.963/2019). Il faut donc constater la nature plus large du problème.

La concentration des droits sur la terre (en location et propriété) est une dimension majeure de cette marginalisation/éviction des paysan.ne.s. 

  • Cette concentration est encouragée par certaines politiques publiques.   Les cadres légaux et les aides publiques européennes à l’agriculture ont encouragé et continuent d’encourager l’agrandissement des unités de production, synonyme de disparition d’unités de production et de paysan.ne.s. (chiffres sur les 50 dernières années). Le fait que les subventions européennes sont distribuées à l’ha, non plafonnées, et déliées du travail, favorise l’accumulation de terres par de grandes entreprises et des fonds financiers et augmente le prix du foncier
  • L’agriculture paysanne est également sous la menace de la financiarisation de la biodiversité et du changement climatique.  Les mécanismes de crédit carbone sont de plus en plus captés par de grands investisseurs qui rachètent des terres pour en bénéficier moyennement reboisement ou jachère (exemple : au Pays de Galles, des fonds d’investissements londoniens rachètent d’ores et déjà certains fermes mises aux enchères : ils les rasent pour planter des arbres et collecter des crédits carbone, détruisant au passage tout le tissu social et économique local). Les mécanismes de compensation pour la perte de biodiversité (rachat de terres à “restaurer” écologiquement, en contrepartie de la destruction d’autres écosystèmes) sont de plus en plus mis en avant dans les négociations internationales pour la biodiversité, et intégrés dans les législations nationales. Le secteur bancaire s’empare de ces mécanismes en les présentant comme des produits d’épargne durable – un rapport de Davos estime que la finance climatique et biodiversité représente “10 000 milliards d’opportunités de business par an”. Si ces marchés se généralisent, les conséquences sociales et géopolitiques peuvent être colossales, avec une concurrence accrue pour l’usage des terres.  
  • La propriété de la terre n’est donc pas le seul sujet: Il existe une diversité de formes d’emprise sur le foncier à travers une diversité de droits d’usage de la terre et d’autres moyens de contrôle des choix d’exploitation, ainsi qu’une diversité d’accès à ces droits et autres moyens. Par ailleurs, il y a la question des points de ponction sur la chaîne de la valeur ajoutée.
    L’analyse met en évidence des combinaisons très diverses que peuvent recouvrir les termes “droit d’usage”, “possession”, “propriété”, “contrôle”, “exploitation”. 
  • Le maintien et le contrôle de communs, qui continuent à exister dans plusieurs pays européens, est l’une des manières de défendre l’agriculture paysanne et de lutter contre la privatisation des terres et leur concentration
  • (en prolongement de l’idée de ‘perte des droits’ du point précédent) Faut-il déplorer une perte de souveraineté nationale ? La “perte de souveraineté” peut être vue sous un autre angle : celui de la perte de souveraineté citoyenne sur les choix d’utilisation des ressources du territoire. L’Etat-Nation souverain se fait le relais des intérêts capitalistes en aménageant les régulations en faveur de la plus libre circulation des capitaux et de l’accaparement des richesses tirées de la terre à quoi ils sont employés ; les solutions face au capital mondialisé sont à bâtir en partie au moins à un niveau supranational. Ce qui nécessite bien un abandon partiel de souveraineté nationale pour permettre d’instaurer les règles (dignes de ce nom, avec recours contre violations et sanctions) communes nécessaires.
  • L’agriculture européenne financiarisée et le capital financier européen ont des impacts hors d’Europe

Les filières d’importation (intrants) et d’exportation de l’agriculture capitaliste causent des dégâts sociaux et écologiques dans d’autres pays (ex : déforestation liée à l’extension des surfaces de soja en Amérique latine pour la production de “tourteaux” nécessaires aux élevages intensifs ; production d’engrais de synthèse ; exportation de lait en poudre ou bas morceaux de volaille destructrice des capacités productives locales, etc.).

De nombreux exemples peuvent être donnés de capitaux européens impliqués dans agriculture prédatrice des ressources naturelles en Amérique latine, en Afrique… avec, souvent, l’appui de financements ou de garanties publiques octroyées au nom de l’aide au développement (un exemple parmi beaucoup d’autres : les violations de droits humains et dégâts sociaux et environnement par l’entreprise Feronia en RDC appuyés par les principales institutions financières publiques européennes d’aide au développement).

  • Tous ces aspects de la situation européenne peuvent aussi être illustrés hors de l’Union européenne. Un des cas méritant l’attention : l’Ukraine avant et pendant l’invasion russe:

Le capital foncier a été distribué, lors du démantèlement des grandes unités collectives, en parcelles de l’ordre de 4 Ha aux anciens salariés des sovkhozes et kolkhozes (qui faisaient 5-6 000 hectares). Les anciens dirigeants des structures agricoles soviétiques ont pu créer quant à eux des exploitations de l’ordre de 1500 à 2000 ha. À la fin des années 90, nombre d’entre eux ont fait faillites. Sont arrivés de nouveaux investisseurs s’orientant vers les grandes cultures, sans élevage, fortement équipés avec peu de main d’oeuvre. Cela a abouti à encore plus de concentration (sans propriété) du foncier : aujourd’hui sont recensées 6 agroholding de plus de 100 000 Ha. La plus grande, possédée par un oligarque ukrainien à 90 % et à 10 % par des capitaux étrangers, gère 600 000 Ha. Les jardins potagers des anciens ouvriers des unités collectives, et une partie des parcelles agricoles qu’ils utilisent en faire-valoir direct ou en fermage, assurent la production de la majorité de l’alimentation de population Ukrainienne avec des niveaux de valeur ajoutée à l’Ha très supérieur à ceux des grandes unités à salariés. 

La focalisation du débat sur la propriété de la terre ici et non sur l’organisation sociale de la production est problématique. Le Fonds Monétaire International a poussé l’Ukraine à autoriser la vente des terres. Cette ouverture a eu lieu en juillet 2021 avec des limites : interdiction de vente aux étrangers et aux personnes morales, pas de possibilité d’accumuler plus de 100 Ha par personne physique. Cette option ne changera pas la situation de la multitude de petits propriétaires insuffisamment dotés par ailleurs pour mettre en exploitation ne serait-ce que la parcelle qu’ils détiennent en propriété et qu’ils sont donc obligés de louer à une grande entreprise pour en tirer un revenu minimal. Aujourd’hui, les petites unités paysannes ont sans doute permis à la population de conserver un accès à une nourriture locale et participent en cela à la résistance face à l’agression russe.

  • La dimension écologique

La terre ne peut plus être considérée comme un simple support pour la production agricole. Elle est un élément central des écosystèmes qui assure le stockage de carbone, de l’eau, d’éléments minéraux, et l’accueil de la biodiversité. Ceci devrait être un motif majeur pour soutenir bien davantage les paysan.ne.s dont l’activité est une contribution essentielle à la lutte contre le changement climatique et la 6ème extinction de masse des espèces animales et végétales.

En bref, deux constats principaux :

  • La concentration de la production agricole au sein d’unités de plus en plus grandes est la conséquence de la croissance de l’agriculture capitaliste au détriment de l’agriculture paysanne familiale.
  • Le découplage entre capital terre et capital d’exploitation s’est considérablement accentué, avec :
    • de plus en plus d’investisseurs financiers globalisés propriétaires des parts sociales d’entreprises agricoles, 
    • le découplage entre la propriété de l’exploitation (dont les propriétaires sont titulaires des droits d’usage des terres par location ou propriété foncière) et le travail, assuré par des salariés au statut plus ou moins précaire ou des entreprises tierces de travaux agricoles. Alors que dans l’agriculture paysanne, celles et ceux qui sont titulaires des droits d’usage de la terre assurent eux-mêmes la majeure partie du travail agricole.
  • Deux exemples : l’Ukraine et la France (unité de production de 2121 ha regroupant 12 exploitations dans la Vienne)

Quelques axes de positionnement pour le débat

Privilégier politiquement et juridiquement l’agriculture paysanne et non l’agriculture capitaliste

Privilégier l’agriculture paysanne dans l’accès aux droits d’usage du foncier sous diverses modalités (de la propriété à la “tenure indirecte” à condition que le droit d’usage soit effectivement et durablement protégé) et l’accès aux autres droits à produire par des réglementations et politiques publiques de soutien financier à l’accès aux moyens de production (terre, bâtiment, outillage, intrants) sous diverses formes (prix régulés, crédit, quotas, dotations…) et de soutien aux prix des productions (interventions publiques d’achats ou subvention d’achats, protections douanières…). Régulation de l’accès à l’eau d’irrigation en faveur des productions à plus fortes valeurs ajoutées et emploi à l’hectare (cultures fruitières et légumières versus grandes cultures). Réguler l’accès à la terre et à l’eau en fonction de la valeur ajoutée et l’emploi à l’hectare, et de la durabilité des systèmes de production.

  • Renforcer la protection des droits d’usages de l’agriculture paysanne plutôt que le droit de propriété des non paysans (l’exemple du statut du fermage en France mais aussi de ses limites aujourd’hui dans la protection de l’agriculture paysanne) en pensant des systèmes de retraite qui compenseraient l’importance de la propriété dans le revenu des paysan.ne.s retraité.e.s.
  • Réguler les marchés fonciers (terres en location et propriété) au bénéfice des projets d’agriculture paysanne
  • Réguler / bannir ? les marchés de parts sociales d’unités de production aux échelles nationale comme internationale
  • Favoriser les pratiques agricoles durables 

Interdire les pratiques qui portent atteinte aux écosystèmes (limiter la taille des parcelles à 10, 12 ha pour préserver la biodiversité, alors qu’actuellement les grandes exploitations bénéficient d’économies d’échelle avec des parcelles de  plusieurs dizaines et même centaines d’hectares qui appauvrissent la biodiversité)

  • Instituer une capacité supranationale de sanction des violations des droits sociaux et environnementaux par les firmes transnationales (FTN) européennes hors d’Europe :
  • Cas de la responsabilité extraterritoriale des FTN dont la maison mère est enregistrée en France : “l’avancée” que constitue la loi française sur le devoir de vigilance des firmes multinationales est à discuter : l’obligation qu’elle introduit porte sur le recensement par les entreprises des risques sociaux et environnementaux liés à leurs activités et sur l’établissement d’un plan d’action pour les prévenir, pas sur le respect même du droit international des droits humains ou de l’environnement.
  • Pour toutes les FTN instituer un juge – aujourd’hui inexistant au niveau global – pour sanctionner les violations du Droit international des droits fondamentaux et de l’environnement. Un groupe de travail intergouvernemental a été formé par le Conseil des droits de l’homme pour élaborer un projet de traité portant création d’un instrument contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’homme, les activités des FTN. La “Campagne globale pour le démantèlement du pouvoir des FTN et mettre un terme à leur impunité”, emmenée par le Comité international de planification de la souveraineté alimentaire dont Via Campesina, défend une option véritablement contraignante.

Quelles stratégie ?

S’appuyer sur certaines orientations du développement européen formulées dans les traités de l’UE (dont certains principes fondateurs appellent en substances à “nourrir la population européenne en fournissant un emploi au plus grand nombre de ruraux”) pour destituer le primat de la liberté de circulation des capitaux dans l’UE. Ceci contribuerait à légitimer la réclamation d’une directive européenne protectrice de l’agriculture paysanne.

  • Exiger de l’UE un répertoire des unités de production agricole européennes avec l’identification des bénéficiaires finaux qui peuvent contrôler plusieurs exploitations détenant chacune des droits d’usage de la terre (en propriété ou fermage) : il s’agit notamment de connaître les personnes qui sont propriétaires des unités de production, sans être des travailleurs agricoles. Pour lutter contre le blanchiment d’argent et le terrorisme, l’UE a exigé des Etats-membres de mettre en place un registre (informatique) des bénéficiaires finaux des sociétés. 

Pour la gestion des écosystèmes agricoles (et forestiers) dont notre vie dépend, il importe de mettre en œuvre des mesures puissantes. Ces fichiers des bénéficiaires finaux, qui pourraient être consolidés au niveau européen, permettraient  la mise en œuvre d’une politique agricole commune dont les aides soient versées aux actifs agricoles et non aux propriétaires non actifs des sociétés agricoles. Aujourd’hui, l’UE distribue des aides aux « exploitations agricoles » qui, progressivement, viennent conforter le revenu des actionnaires sans permettre de soutenir le revenu des travailleurs agricoles (contrairement à l’objectif visé par le traité de fonctionnement de l’UE, article 39). Ces informations devraient être mises à la disposition des parties prenantes : organisations syndicales, élus, consommateurs, résidents. Ce ne serait pas plus compliqué techniquement à mettre en place que ne l’a été le système de déclaration de surface pour les demandes d’aides de la PAC.