Un processus historique d’expansion de la propriété privée de la terre
Agriculture et appropriation de la terre vont main dans la main
Depuis le Néolithique, des modes variés d’appropriation se sont progressivement appliqués à la terre dans la mesure où celle-ci était, d’une manière ou d’une autre, transformée par le travail des hommes. En effet, s’approprier une terre peut être un moyen de s’assurer les fruits de son travail : le bâtis, l’enclos, l’enrichissement en matière organique, les semis et les sarclages pratiqués tous les ans au sein des jardins-vergers familiaux, le défrichement de terres pour leur mise en culture, l’aménagement de parcelles en prairies permanentes, l’aménagement des forêts, etc. représentent autant d’investissements en travail qui permettent de marquer des droits sur le foncier.
Cependant, jusqu’à la fin du Moyen-âge en Europe, et plus tard ailleurs dans le monde, l’appropriation revêt des formes éloignées de celle de la propriété privée absolue de la terre telle que nous la connaissons aujourd’hui. Dans chaque contexte, aux surfaces affectées à l’agriculture, à l’élevage ou à la sylviculture (parcelles cultivées annuellement, plantations pérennes, parcours fourragers, forêts aménagées) est associée une combinaison de droits d’usage (limités dans le temps ou permanents, attribués à des individus, des familles, des groupes de diverses natures) et d’obligations collectives. Suivant les cas, ce sont les « chefs de village », les « maîtres de la terre » ou « les seigneurs féodaux » (entre autres) qui décernent les premiers et veillent au respect des secondes. En plus, une bonne partie des terres demeure sous un régime d’accès en commun (pour la chasse, la cueillette, le glanage, le pâturage ou la collecte de bois) là où les ressources convoitées se développent spontanément sans nécessiter de travail particulier.
Pourtant, le développement de la propriété privée de la terre est récent.
Ce n’est que tardivement dans l’Histoire, dès le XVIe siècle, mais surtout à partir du XVIIIe siècle, dans le contexte de l’émergence des économies de marché capitalistes, que la propriété privée de la terre se développe et s’impose en Europe. En quoi la propriété privée se distingue-t-elle des formes d’appropriation précédentes ? A celui qui détient la propriété privée d’une surface de terre va revenir non seulement un ou plusieurs droits de faire usage des ressources dont la terre est le support, mais aussi plus généralement le droit de décider du comment les droits d’usage peuvent s’y appliquer et le droit d’en disposer librement, c’est à dire de l’aliéner – la vendre ou la louer à un certain prix, la mettre en gage ou l’hypothéquer, la donner, la transmettre à ses héritiers, etc.) et d’exclure de ces droits toute autre personne. La propriété privée de la terre s’impose donc – par la promulgation de lois (dont les enclosures acts) ou par l’emploi de la violence – au détriment de la propriété commune indivise, et fait reculer les obligations collectives qui pesaient sur la plupart des surfaces agricoles ou sylvicoles. Ce processus va s’étendre sur plusieurs siècles en Europe où il s’accompagne des grandes transformations de l’agriculture qui vont, à leur tour, asseoir les bases de la révolution industrielle. Il s’appliquera de manière plus brutale, en l’espace de quelques décennies, dans une partie des territoires coloniaux d’outremer.
Propriété privée de la terre : s’assurer les fruits de son travail… ou celui des autres.
S’approprier la terre est un moyen pour l’agriculteur de s’assurer les fruits de son travail. En effet, le « propriétaire » d’une terre peut exploiter directement la surface qu’il détient dans les limites de la force de travail dont il dispose (par exemple, celle de sa famille) et de son accès aux intrants (semences, fertilisants) et au capital d’exploitation (outils, équipements).
Cependant, le contrôle de la terre par un petit nombre de propriétaires peut aussi représenter un moyen pour ceux-ci de réclamer le fruit du travail des autres. En effet, celui qui détient le droit de propriété privée sur une terre relativement vaste, a la possibilité de céder cette terre à des métayers ou des fermiers en échange d’une rente foncière (moyennant l’établissement de contrats à part de fruit ou de fermage) ou de la mettre en valeur directement en faisant travailler des ouvriers agricoles salariés (ou, parfois, par le passé, des esclaves).
Dans ces cas-là, le rapport entre le propriétaire foncier et le preneur de terre – le rapport de propriété – correspond généralement à un rapport asymétrique, inégalitaire. À ce déséquilibre peut s’ajouter celui qui résulte d’un accès différencié aux intrants et au capital d’exploitation.
Des rapports de propriété inégalitaire menant à l’exclusion de la petite paysannerie.
Dans le contexte européen, les rapports de propriété ont parfois découlé des rapports de domination qui les précédaient dans le temps, c’est-à-dire des rapports féodaux. En effet, les noblesses locales parvenaient à clôturer leurs propriétés privées en empiétant sur la part de communaux qui revenait aux anciens agriculteurs – les serfs, le plus souvent par la violence (maisons abattues, rebellions paysannes écrasées). Mais le développement de ces rapports de propriété a été également l’apanage de classes privilégiées en pleine émergence : riches gentilshommes, commerçants ou agriculteurs aisés. Héritiers des classes dominantes du passé ou pas, au-delà du recours à la violence, ils avaient aussi une capacité réelle d’influencer, en leur faveur, les décisions dans la sphère politique. Ce fut notamment le cas en Angleterre avec la promulgation des Enclosure Acts successifs, notamment pendant les XVIIIe et XIXe siècles.
De manière générale, ce sont ceux qui disposaient de moyens pour mettre en valeur la terre (le capital, les équipements, des débouchés plus sûrs pour leur produits) qui, profitant d’une démarcation de la propriété privée sans doute plus favorable que celle réservée à la grande masse de la paysannerie, imposaient les conditions dans lesquelles cette dernière pouvait avoir accès à la terre. Selon les pays considérés, ces remodelages fonciers ont eu pour conséquence une exclusion plus ou moins importante de la petite paysannerie. Alors que la majorité de la petite paysannerie anglaise disparaissait réduite au salariat agricole, à la mendicité ou à l’émigration outremer, en France ce sont les grands domaines seigneuriaux et ecclésiastiques qui reculèrent au profit d’une petite et moyenne propriété avec, cependant, un biais en faveur de la bourgeoisie et des paysans les plus riches.
Il existe une similitude entre les évolutions du statut du foncier en Europe (dont les enclosures en Angleterre), et celles qui ont eu lieu dans les colonies. Ainsi en est-il de l’Amérique latine dans le contexte du développement du capitalisme agraire, surtout à partir du milieu du XIXe siècle ; ou dans certaines régions de l’Inde où l’administration coloniale britannique favorisait les grands propriétaires – zamindar – afin de mieux contrôler les prélèvements sur ses administrés. Toutefois, les évolutions qui ont pris plusieurs siècles en Europe ont été réalisées en seulement quelques décennies outremer, ce qui n’a pas permis la mise au point d’adaptations sociales ni d’un développement de l’industrie permettant de résorber les paysanneries exclues de l’accès à la terre. Aujourd’hui, les phénomènes d’appropriation massive de terres agricoles vont beaucoup plus vite, et la mise en place de mécanismes de régulation est encore plus difficile.
Des inégalités dans l’accès à la terre exacerbées en Inde sous l’administration britannique.
La présence britannique en Inde remonte au XVIIe siècle avec l’établissement des premiers comptoirs et l’emprise grandissante de la Compagnie des Indes Orientales sur le commerce dans l’Océan indien. A partir de 1757 c’est celle-ci qui détiendra le pouvoir politique en représentation de la Grande Bretagne sur des territoires de plus en plus vastes, et ce jusqu’en 1858 lorsque l’Inde passera sous l’administration directe de la métropole. Ce n’est qu’en 1947 que le pays connaîtra son indépendance.
Dans une bonne partie des régions administrées depuis 1757, les britanniques vont reprendre à leur compte les rapports préexistants entre grands propriétaires (zamindar) et agriculteurs : métayage ou fermage s’accompagnant de prélèvements abusifs. L’administration britannique va s’appuyer sur les zamindar pour prélever des taxes auprès des paysans. A ce niveau, notons qu’en 1841 les taxes collectées par ce biais représentaient autour de 60% du revenu que la Grande Bretagne, par l’intermédiaire de la Compagnie des Indes orientales, obtenait du fait de sa présence en Inde (Banerjee and Iyer, 2002). Dans la plupart des cas l’existence de zamindar précédait l’arrivée des Britanniques – comme dans le Bengale (Kumar, 1982) – mais dans d’autres c’est le pouvoir colonial qui allait reproduire ce modèle (et les rapports d’exploitation qui l’accompagnaient) en nommant les autorités locales – ce fut le cas dans les Provinces centrales (Baden-Powel, 1892). Dans un cas comme dans l’autre, les zamindar renforcèrent et augmentèrent leur contrôle sur des territoires de plus en plus larges et sur des populations de plus en plus nombreuses.
L’emprise des zamindar ne fut pas le cas partout en Inde : dans certaines régions, l’administration britannique prélevait directement les taxes auprès des petits producteurs dont l’accès à la terre était formalisé et enregistré (Raiyatwari) ou auprès des chefs de village qui réglaient l’accès de chaque membre de la communauté (Mahalwari) aux terres collectives (Firoj High Sarwar, 2012). Ces différents systèmes de prélèvements ont bien sûr eu des conséquences sur la distribution de la terre à la veille de l’indépendance. Celui reposant sur l’emprise des zamindar, a précipité à partir des années 1950 des lois de réforme agraire radicales dont les effets ont cependant été mitigés.
Une appropriation massive des terres exacerbée tout au long de la dernière décennie.
Si le phénomène des accaparements de terres doit être compris dans la perspective historique vu plus tôt, il faut prendre en compte que les proportions qu’il acquiert aujourd’hui exigent un regard plus attentif sur ses déterminants actuels. En effet, tout se passe comme si dans un dernier élan, le marché cherchait à mettre la main sur toutes les surfaces qui jusque-là étaient restées hors de sa portée. Les pays du continent africain qui jusqu’à maintenant étaient restés relativement en marge de l’extension de la propriété privée sur la terre (à l’exception des entreprises coloniales) sont aujourd’hui les plus ciblés par les assauts des grands investisseurs internationaux, avec un rythme d’appropriations sans précédent. Quels sont donc les accélérateurs de la ruée actuelle vers les terres ? Quelles sont les surfaces concernées et où se trouvent-elles ?
Accélérateurs et modérateurs des inégalités dans l’accès à la terre.
La permanence et l’accroissement des inégalités dans l’accès à la terre reposent sur des rapports de force très déséquilibrés entre les différents acteurs impliqués. Ces rapports de force ont évolué historiquement vers des rapports de domination des uns sur les autres de plus en plus marqués, comme nous l’avons mis en évidence. Cette évolution s’est accélérée à certains moments et endroits, et partout dans le monde à partir des crises financière et alimentaire des années 2007-2008. C’est dans ce sens que nous mobilisons ici la notion d’accélérateurs. Afin d’intégrer également les facteurs qui, dans une certaine mesure, contrebalancent cette tendance historique – celle de l’accroissement des inégalités dans l’accès à la terre – nous avons recours également à la notion de modérateurs.
Financiarisation, volatilité des prix agricoles et externalisation de l’approvisionnement alimentaire.
L’augmentation des acquisitions de terres dans le monde, amorcée dès le début des années 2000, prend une ampleur particulière à partir de 2007-2008 au tout début des crises financière et alimentaire globales. La demande accrue de terre par des acteurs de différentes natures – fonds souverains, fonds d’investissement, entreprises du secteur agro-alimentaire – répond d’abord à une augmentation du niveau et de la volatilité des prix des produits agricoles. Celle-ci serait le résultat d’un cumul de facteurs dont le poids relatif de chacun a été difficile à établir et reste objet de discussion.
Parmi ceux-ci, on avance très souvent la production d’agro-carburants, mais aussi le prix du pétrole, la dévaluation du dollar, les faibles taux d’intérêt, la réduction des stocks de céréales, la spéculation financière, ou encore les accidents climatiques ou les politiques de restrictions aux exportations de riz menées par certains États.
Responsables de graves crises dans les pays du Sud et, en particulier, des « émeutes de la faim » de 2008, les prix des aliments ont incité certains États à externaliser la production alimentaire, c’est-à-dire à produire les aliments nécessaires à la demande nationale à l’extérieur de leurs frontières. Il s’agit en particulier de ceux qui dépendent des importations de céréales pour nourrir leurs populations, comme les pays du Golfe, mais aussi, de manière générale, ceux souhaitant garantir des approvisionnements suffisamment importants pour leurs populations croissantes (et de plus en plus demandeuses de produits animaux) comme la Chine ou l’Inde. Pour ce faire, des compagnies privées ou publiques issues de ces États achètent ou louent sur de longues périodes de vastes surfaces localisées dans d’autres pays, qui sont désormais consacrées à la production d’aliments destinée aux marchés des pays à l’origine des investissements.
La recherche de nouvelles source de profit et la spéculation galopante dans un monde de plus en plus dominé par la finance.
Le processus d’appropriation massive de terres connaît un nouvel élan lorsque, suite à la crise financière généralisée à partir de 2007, les prix des produits agricoles appellent les investisseurs à de nouvelles sources potentielles de profit. Les facteurs qui ont déterminé la hausse des prix agricoles sont loin d’avoir disparu, ce qui conduit à penser que l’investissement dans la production agricole et l’acquisition de terres va se poursuivre, même s’il peut passer par des phases cycliques de moindre intensité. En effet, les investisseurs privés, dont les grandes sociétés bancaires et les fonds de pension, augmentent les placements « sûrs » dont ceux, à but spéculatif, dans les marchés de matières premières et, aussi, dans l’acquisition de droits sur des terres agricoles. La spéculation va cesser de se concentrer sur les produits immobiliers et financiers ayant alimenté les « bulles » qui ont éclaté à partir de 2007 et, d’après les experts du FMI et de la Banque mondiale, va porter sur la demande prévisible d’aliments, de biocarburants et de fibres, mais également sur les paiements pour services environnementaux dont ceux relevant des marchés du carbone en construction.
Références :
1 Mazoyer et Roudart, 1997 [Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise contemporaine]
2 Mazoyer et Roudart, 1997 [Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise contemporaine]
3 Mazoyer et Roudart, 1997 [Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise contemporaine]
4 Mazoyer et Roudart, 1997 [Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise contemporaine]
5 Merlet, 2010 [Différents régimes d’accès à la terre dans le monde. Le cas de l’Amérique latine]
6 Polanyi, 1983 [La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps]
7 Merlet, 2010 [Différents régimes d’accès à la terre dans le monde. Le cas de l’Amérique latine]
8 Zoomers 2010 [Globalization and the foreignization of space: seven processes driving the current global land grab] ; Baxter, 2010 [Africa’s land and family farms – up for grabs ?]
9 Banque Mondiale, 2011 [Rising Global Interest in Farmland. Can it yield sustainable and equitable benefits ?]
10 Headey et Fan, 2008 [Anatomy of a crisis: the causes and consequences of surging food prices]
11 Mitchell, 2008 [A Note on Rising Food Prices]
12 Headey et Fan, 2008 [Anatomy of a crisis: the causes and consequences of surging food prices]
13 Zoomers, 2010 [Globalization and the foreignization of space: seven processes driving the current global land grab] ; Borras et al, 2013 [The Challenge of Global Governance of Land Grabbing: Changing International Agricultural Context and Competing Political Views and Strategies]
14 Cotula et al, 2009 [Land grab or development opportunity? Agricultural investment and international land deals in Africa]
15 Zoomers. 2010 [Globalization and the foreignization of space: seven processes driving the current global land grab]
16 Banque Mondiale, 2011 [Rising Global Interest in Farmland. Can it yield sustainable and equitable benefits ?]